Chronique(s)

 

LES DE-TACHEMENTS DE CRISTINA RODRIGUES

L’artiste s’entoure de quelques outils : palettes, pinceaux, spatules, écorces d’arbres et même doigts, ses doigts qui étaleront tantôt les pastels gras, mais surtout elle amasse des matières - au pluriel - : acrylique, encre de chine, ecoline (une encre aquarelle qui permet des aplats brillants), granules de sable, pâte blanche faite de poudre mélangée à l’eau comme du plâtre, caséine tirée du lait, pastels secs et pastels gras qui les fixent, eau qui pourra même être passée sur leurs trames, cire enfin qui recouvrira les couches accumulées, poncées et grattées sur la toile ou le papier - ou détachées après leur séchage … On comprend que ces matières sont pour elles essentielles, qu’elles brouillent la différence entre instruments et matériaux.

Cristina Rodrigues dit s’inspirer de l’écriture automatique, elle pratique en somme la matérialisation automatique. Cela signifie qu’elle s’abandonne aux hasards des matières. Jean Dubuffet, dans la série de ses Matériologies, avait naguère exploré cette voie de sortie de la dualité de la ligne et de la couleur, mais, happé par les hasards aventureux de ces abandons matériels, il les avait brusquement interrompus sous la menace de sa propre disparition (ce qui lui avait néanmoins donné la ressource des inventions de l’Hourloupe). Cristina Rodrigues n’a pas ressenti cette contrainte, aidée sans doute par ses approches des cultures non occidentales, de l’Afrique noire au Japon, où l’expression subjective n’est pas une tentation. Ce renoncement lui laisse toute liberté de laisser apparaître les traces entassées, travaillées, creusées, coupées ou cisaillées, sans crainte que les figures surgies ne perdent leur indécision - quelles que soient les projections des futurs spectateurs qui décèleront l’une ou l’autre représentation. Les imprégnations aux couleurs dominantes restent à motifs incertains : aucun titre n’est d’ailleurs donné à ces tableaux. Même les bords ne sont pas fixés, les cadres sont le plus souvent absents et quand ils sont parfois apposés, ils prolongent les couleurs des matières et s’intègrent au tableau…

Le bonheur du travail inlassable des matières jusqu’aux profondeurs des couleurs provient de ces dé-tachements incessants de l’artiste qui, si à notre tour nous osons nous y abandonner, provoquent nos propres at-tachements.

Eric Clémens

 

CRISTINA RODRIGUES

Cristina Rodrigues (1956) italo-brésilienne d'origine, pratique le Shiatsu, elle fut marquée par les aléas liés aux déplacements géographiques et aux déracinements sociaux vécus dans ses plus jeunes années. Elle nous dit que cette discipline, a pour but de garder ou de retrouver un « équilibre sur les plans physique, émotionnel et psychique par un travail de rétablissement de la circulation énergétique à l'aide de pressions par les pouces et par une relation d'aide »,
Elle dit de sa peinture qu'elle a un caractère « automatique », autrement dit qu'elle correspond à une maîtrise de la rhétorique du corps, en même temps que des affects qui y sont attachés. L'on comprend, en fait, que cette « maitrise » n'est rien moins qu'un abandon ou un laisser-faire, conscients. Abandon du geste, lequel se trouve être actionné par une pulsion. Pulsion et geste sont mobilisés par des images qui se télescopent, se suivent aléatoirement et que l'inconscient mystérieusement, prend soin de trier.

Cristina Rodrigues évoque « l'errance, la trace, la disparition, le temps qui passe ».

La peinture, pour Cristina Rodrigues, constitue un moyen d'expression et de connaissance des formes inconscientes de sa propre pensée. L'exécution automatique va ainsi déboucher sur la lecture d'une matérialité picturale, signes ou taches, au sens du motif tracé. Elle le dit elle-même : « Ce qui importe, c'est ce que dit le tableau d'abord ». Pour l'artiste, à l'instant même de l'action, « l'expérience en elle-même se veut neutre», dit-elle.

Dans sa pratique, l'artiste amorce ses gestes en répandant du café liquide, en guisede fond, sur un support de papier épais. Le mélange avec l'acrylique engendre uneémulsion qu'elle baigne ensuite d'eau; le tout, après séchage se trouve articulé ou e travaillé » à la main, au rouleau, à l'aide de palettes métalliques ou d'un simple morceau d'écorce. Ajouts et/ou soustractions de médium s'effectuent selon des mouvements rapides et spontanés, sans le recours aux pinceaux et sans repentir.

Apparaît alors au regard une base dominante marron conjuguée à des déclinaisons de bleu Outremer et Terre d'Ombre. Une abstraction, certes.

Cristina Rodrigues s'est affranchie des contraintes de la représentation au profit d'un marquage de traces silencieuses; leur syntaxe ne connait que clairs, obscurs et luminescences qu'il appartient à l'œil d'apprivoiser.

Michel Van Lierde

Août 2022